La logobiographie
Formation à l'écriture introspective
L’ambition de synthétiser l’ensemble des facettes constitutives de ma pratique professionnelle m’a conduit à trois constats fondamentaux. Pour commencer, écrire la vie des gens implique une limite résistive : le récit existentiel descriptif se trouve d’une certaine façon privé de son auteur et appelle un travail d’introspection destiné à l’appropriation et à l’intégration du récit de vie. En second lieu, là où s’achève l’autobiographie classique, commence à proprement parler un travail de dévoilement du récit de soi. J’ai en cet esprit forgé le terme de logobiographie, qui décrit littéralement l’art d’écrire le discours du rapport à soi. J’associe in fine cette pratique rédactionnelle à l’élaboration d’un projet existentiel. Par retournement, le logobiographe est invité à réorganiser les parties morcelées d’un puzzle dont il est à la fois le résultat et la clé. L’écriture pour se découvrir convoque en ce sens une technologie rédactionnelle conçue dans le dessein de se dévoiler et de se réinventer. Guidé par sa puissance narrative, il trouvera une voie de familiarisation au mystère que tout un chacun constitue pour lui-même.
Se raconter relève d’un besoin profondément humain. Se mettre en récit, pour produire en soi unité et sens, constitue une pratique existentielle présente au socle de toutes les sociétés premières à travers le monde et les âges. À bien des égards, nos sociétés modernes elles-mêmes accordent une place de choix à la dimension biographique. Bénéficiant de développements technologiques successifs, les formats narratifs s’y sont puissamment diversifiés pour répondre à autant de besoins d’expression de soi. De s’être ainsi sophistiquée, l’entreprise de se dire n’a cependant rien perdu de sa naturalité. Consubstantielle à l’expérience humaine, elle demeure omniprésente à tous les cercles de socialisation dans lesquels se noue et se dénoue notre définition identitaire. En tant que récit de soi délivré à soi-même, l’auto-narration s’appréhende comme une pratique existentielle non moins nécessaire à notre équilibre interne. Du monologue oralisé ou intimement pensé, le discours mental qui s’élabore se fait en effet le garant d’une intégration cohérente de nos expériences de vie. Si la plupart l’expérimentent dans le silence de l’entre-soi, nous destinons tous ce discours intérieur à une autre partie de soi, simultanément destinataire et actrice de ce vécu existentiel. Par le truchement de cette transaction de soi à soi, il nous est ainsi permis de réactualiser notre mythe personnel, de l’enrichir des leçons tirées, ou d’en toucher du bout des doigts des limites. Révélée par ce dialogue à mi-voix, cette part de nous qui s’engage dans l’existence sous un masque narratif peut être comprise comme un autre soi-même doué de la faculté de se mettre en récit. A l’appui de procédés d’énonciation et de métaphorisation, nous devons à ce narrateur intérieur la puissance et la déchéance du discours sur soi. A quoi bon lui dédier une pratique rédactionnelle, me direz-vous, alors même que ce processus s’élabore de lui-même en notre for intérieur ? Ecrire pour s’écrire dénote en fait substantiellement d’une simple alternative au récit dialogique. Destiner cette parole transcrite à l’entre-soi implique en effet de s’appréhender soi-même comme un autre , pour reprendre le titre éponyme d’un ouvrage du philosophe Paul Ricœur. Toute démarche autobiographique, quand bien même procède-t-elle d’un travail de recollection événementielle, nous invite en cela à dépasser la seule transcription d’une chronologie d’expériences pour laisser transparaître le scriptor in machina. Le lecteur percevra là tout l’intérêt de s’appuyer sur une méthode autobiographique conçue dans cette idée, en l’absence même de tout projet d’édition. L’objectif n’est plus tant ici de se focaliser sur le récit des événements que de faire connaissance avec celui qui, en amont de celle-ci, s’y offre une brèche et s’y donne à voir. L’art de la logobiographie consiste précisément à opérer cette distanciation, via un mouvement de soi à soi, au moyen de techniques rédactionnelles adaptées et configurées dans ce dessein. De là, nous pouvons légitimement nous demander dans quelle mesure des outils rédactionnels sont-ils fondés à répondre à un besoin d’expression de soi ? Aussi, quels sont les objectifs essentiels de la logobiographie ? Une réponse plausible et certainement capitale pourrait bien être celle-ci : à proprement parler, la logobiographie s’arrime à la possibilité d’un retournement radical consistant pour le sujet à s’appréhender lui-même comme un autre. Au moyen d’une technologie rédactionnelle spécifique, elle lui offre de partir en quête du soi embarqué dans l’existence, d’aller à la rencontre de l’être en amont de l’expérience, et de lui conférer une tangibilité prenant l’écrit de soi pour point d’appui. Tout cela à quelle fin ?Pour reprendre le pouvoir sur ce qui s’élabore de soi par automatisme et bien souvent contre nous-mêmes. Pour s’émanciper d’un récit en boucle fermé qui fait le dictat de notre puissance d’agir et de vivre. Pour s’évader d’une pratique compulsive de l’auto-narration qui, en l’absence du scriptor in machina, se renouvelle d’elle-même par des logiques implacables. Vous l’aurez compris, la logobiographie vise une reconquête de ce pouvoir narratif, à commencer par l’entreprise même de s’écrire…






